« Je n’ai pas inventé les Ligues
Elles sont les fleurs
qui s’ouvrent dans la boue »
Francisco Julião
Nous proposons cette traduction en français d’un article du journal A Nova Democracia, disponible ici.
Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, les ligues paysannes n’ont pas commencé avec Francisco Julião, et encore moins comme une organisation de lutte pour la terre. En fait, elles ont commencé avec l’initiative de João Firmino, en 1955, pour défendre la « revendication des morts » ; pour défendre que tout paysan, après sa mort, ait le droit de reposer en paix ; que celui qui n’a jamais eu de terre puisse avoir, après sa mort, sept pieds sous terre et un cercueil. Pour certains lecteurs, cela peut sembler étrange : pourquoi se battre pour les morts ? Quel est l’intérêt ? Josué de Castro répond à cette question lorsqu’il affirme que pour le paysan du Nordeste (Nord-Est du Brésil), la vie ne lui appartient pas, il n’en retire que la fatigue, la misère, les manières féodales par lesquelles il est contraint de travailler sur les terres du propriétaire terrien ; dans ce contexte, la mort lui apparaît comme sa porte de sortie, son seul droit que personne ne peut lui enlever.
Cependant, la cruelle réalité est là : les pauvres de ce pays n’ont même pas le droit d’être enterrés. Dans l’intérieur du Brésil, les cercueils appartiennent à la municipalité, et il n’est pas rare de devoir retirer les morts avant l’enterrement et de rendre le cercueil aux autorités locales. En raison de cette situation, la première Ligue paysanne est née à Engenho da Galiléia. Tout comme les premières révoltes paysannes du Nordeste, elles se sont présentées, au début, comme des révoltes de nature religieuse, messianique et avaient un profond caractère de classe, il en fut de même pour les Ligues.
AU DÉBUT : LE « PRÉSIDENT D’HONNEUR » ET LA PEUR DU COMMUNISME
Au début, dans un geste servile, les paysans ont invité un propriétaire terrien de Engenho da Galiléia, Oscar Arruda Beltrão, à être président honoraire de la Ligue jusqu’alors appelée « Sociedade Agrícola e Pecuária dos Plantadores de Pernambuco » (Société d’agriculture et d’élevage des planteurs de Pernambuco). Mais la simple demande de quelque chose de plus qu’une simple aide funéraire, comme l’obtention de quelques semences et de meilleurs outils de travail, montrait déjà timidement que le mouvement tendait à acquérir un caractère plus social et combatif – pour la situation de l’organisation du mouvement paysan dans le Nordeste à l’époque – et cela a amené d’autres propriétaires terriens locaux à avertir Oscar Arruda Beltrão que ce qu’il avait accepté était une « ruse des communistes ».
Bientôt, le propriétaire terrien se retrouva effrayé, craignant de permettre une infiltration communiste sur ses terres. Que voulaient ces hommes ? voler sa terre ? détruire la société ? Implanter le socialisme ? arrêter de payer le cambão, o foro (les impôts) ? Détruire la casa grande (maison du propriétaire) et socialiser le moulin ? Absurde ! Incapable d’accepter une telle menace, il a ordonné l’interdiction de la Ligue… à partir de ce moment, les choses ont changé.
ET LA RÉSISTANCE EST VENUE…
Les paysans n’ont pas accepté cette attitude, ils ont décidé de résister à l’interdiction ! À partir de ce moment, la « Société d’agriculture et d’élevage des planteurs de Pernambuco » deviendra un mouvement qui luttera non seulement pour les morts, mais aussi pour les vivants ; comme l’a dit Josué de Castro : c’est en s’occupant des problèmes de la mort que les paysans de Engenho da Galiléia ont ouvert les yeux sur la vie.
Le propriétaire terrien menaçait de les expulser, d’appeler la police, d’appeler ses sbires et autres ; à chaque menace, les paysans devenaient plus courageux et plus excités à l’idée du jour où ils chasseraient ces parasites de leurs terres, où ils avaient vécu et produit pendant des années, et ils décidaient à nouveau de résister.
C’est là qu’intervient un personnage important de cette histoire : l’avocat Francisco Julião.
UN AVOCAT POUR LA DÉFENSE DES PAYSANS PAUVRES DU NORDESTE
Francisco Julião Arruda de Paula est né le 16 février 1915 à Engenho Boa Esperança, dans l’État de Pernambuco. Parler de Julião, c’est parler des paysans pauvres et, surtout, des ligues paysannes, alors que lui-même est issu d’une famille de propriétaires de moulins.
Julião, d’une manière ou d’une autre, a trahi sa classe d’origine, et c’est la meilleure décision qu’il ait jamais prise. Il a étudié dans de bonnes écoles à Recife et, lorsque les choses n’allaient pas bien dans les usines familiales, il a commencé à enseigner et s’est inscrit à la faculté de droit, obtenant son diplôme en décembre 1939.
Un fait intéressant est que – bien qu’il n’ait pas été actif dans la vie politique pendant son séjour à l’université, mais très influencé par l’opposition à l’Estado Novo – Julião a passé un jour en détention à la DOPS[1] peu après l’obtention de son diplôme.
Dès le début de sa carrière, lorsqu’il a créé un cabinet d’avocats en 1940, Julião a cherché à défendre les paysans pauvres du nord-est. Dans un processus relativement rapide, Julião est passé d’un simple avocat dédié à la défense des paysans à un agitateur paysan de grande capacité politique qui encourageait les paysans à prendre toutes les terres des latifundia.
Défendant pendant des années la cause des occupants des forêts de Pernambuco, Julião devient député et aide principalement ceux qui n’ont pas les moyens de payer les taxes féodales exigées sur les latifundia du Nordeste.
Pendant plus de 40 ans, sur des terres qui venaient d’être achetées par l’usine de Santa Terezinha, qui menaçait de les expulser, Julião a été sollicité par les familles paysannes d’Engenho da Galiléia. Julião. A cette époque, les paysans s’était déjà rendu compte que les litiges juridiques, ne résolvaient rien, puisque le paysan finissait toujours par perdre les affaires.
Dans ces grands événements historiques qui sont arrivés au bon moment, Francisco Julião a appris la situation de l’engenho et a décidé de défendre ce qui était la première Ligue des Paysans.
LES LIGUES S’AGRANDISSENT !
Avec ses interventions dans la Tribuna dénonçant les crimes odieux des latifundia, non seulement à Engenho da Galiléia, mais dans tout le nord-est du Brésil, notamment à Pernambuco, Julião devient un agitateur social. Avec l’activité croissante des Ligas dans les campagnes, les noyaux se multiplient dans la Zona da Mata de Pernambuco et dépassent bientôt les limites de l’État pour s’étendre à toute cette région du Brésil (du Maranhão à la Sergipe). Tous les paysans avaient maintenant quelque chose pour se défendre ! Et cela n’était évidemment pas bien vu par les cercles dirigeants du Nordeste…
« On parlait d’elles (les Ligues) comme s’il s’agissait de l’apocalypse elle-même et de Julião comme s’il était l’antéchrist lui-même. C’est à ce moment-là que les États-Unis d’Amérique ont redécouvert le Nordeste« .
La persécution avait toujours existé, mais la dimension de son expansion était telle que c’était comme si, à ce moment-là, le Nordeste était au bord d’une révolution communiste, que d’ici au lendemain, ces paysans allaient terminer le travail que le soi-disant « intentona »[2] n’avait pas fait en 1935, lorsqu’il avait livré le Natal.
Le New York Times, dans des articles publiés par Tad Szulc les 31 octobre et 1er novembre 1960, a imprimé dans ses pages : « Les marxistes organisent les paysans au Brésil ! » et, pour ajouter à cela, il a écrit : « Le Premier ministre de Cuba, Fidel Castro, et le président du Parti communiste chinois, Mao Tsetung, sont désignés comme des héros à suivre par les paysans, les ouvriers et les étudiants du Nord-Est. Dans ce zèle anticommuniste du journaliste Tad Szulc, même la capitale de Pernambuco, Recife, a été désignée comme « le centre communiste le plus fort du Brésil« .
Plus les réactionnaires frappaient, plus la Ligue grandissait ; il y avait là, comme dans tout le Brésil, un très grand esprit de révolte. Avec l’arrivée des années 60 et les menaces d’un coup d’État militaire déjà très claires, les Ligues paysannes étaient toujours une grande préoccupation pour les classes dominantes, et plusieurs dirigeants des Ligues tout au long de cette période ont été assassinés par des tueurs à gages et des policiers soutenus par l’État, et c’est dans ce contexte que le coup d’État militaire a été déclenché.
LE COUP D’ÉTAT DE 1964 ET LA RÉPRESSION DES LIGUES
Comme cela s’est produit à Trombas et Formoso (voir La lutte de Trombas et Formoso et sa similitude avec le Brésil actuel), après le coup d’État militaire, la persécution a été très grande, comme on peut le vérifier partiellement dans le film Cabra marcado pra morrer : les dirigeants et les partisans persécutés, dont Julião. Reconnu par la police après plusieurs jours de déguisement, Julião est arrêté ; après avoir été libéré, il passe encore un an à chercher l’exil, jusqu’à ce qu’il s’installe au Mexique, plus précisément à Cuernavaca, où il meurt dans les années 90.
Le reste des leaders paysans n’ont pas la même chance que le député et finissent par devoir fuir pour ne pas être arrêtés, changeant d’identité et se rendant dans des villes cachées à l’intérieur du Nord-Est. De cette manière, les Ligues ont été démantelées et la répression a réussi pendant des années, et au prix de beaucoup de sang, à faire taire le mouvement militant paysan, surtout dans le Nordeste. L’absence d’une avant-garde révolutionnaire et l’arriération de certaines conceptions résultant de l’absence d’une telle avant-garde ont fait qu’au point culminant du coup d’État militaire de 1964, les Ligues n’ont pas tiré un seul coup de feu, fermant ainsi un chapitre important du mouvement paysan au Brésil.
Comme d’habitude dans les actions du vieil État, ce fut un chapitre de plus clos par des balles.
[1]Police politique du régime de l’Estado Novo.
[2]Soulèvement communiste en 1935.